La Revue du M.A.U.S.S.
(Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales)
  Actualité du M.A.U.S.S. : les titres
  • « La méthode syllabique est-elle réactionnaire ? »
  • Les États-Unis et la justification de la torture
  • A propos de « La France injuste. Pourquoi le modèle social français ne fonctionne plus », de Timothy B. Smith
  • Réunions-débats de la Revue du MAUSS
  • Pour un oui, pour un non...
  • Plaidoyer pour une république européenne
  • La Turquie à l'épreuve du « terrorisme islamiste » ?
  •  
  • Un autre monde moins injuste est-il possible ?
  • Lettre ouverte à Alain de Benoist précisant une fois pour toutes que le MAUSS n'a rien à voir avec la Nouvelle Droite
  •  • Pour un oui, pour un non…


    POUR UN OUI, POUR UN NON…

    Par Alain Caillé

            Sur le projet de constitution européenne soumis au référendum du 29 mai prochain aucun argument technique ou juridique n’est plus guère susceptible en tant que tel de décider à répondre oui ou non. Il suffit pour s’en convaincre d’observer que la majorité des Français risque de le refuser pour excès de libéralisme et de timidité politique, et les Anglais pour les raisons inverses. Il est donc clair que le choix procédera en définitive d’autres raisons que la rédaction du Traité lui-même. Lesquelles ? À suivre les arguments des uns et des autres, difficile de ne pas être perplexe. Mis à part J.-M. Le Pen, chacun surenchérit sur sa foi européenne. Personne non plus ne s’affiche résolument « libéral ».Tout le monde se veut « social » et défenseur des services publics. Tous nos hommes politiques proclament que leur souhait le plus cher est de construire une véritable Europe politique, seul moyen de faire pièce à l’unilatéralisme américain. De même il est difficile de savoir qui est le plus hostile à la directive Bolkestein. Et la même chose est vraie du traité de Nice, aussi universellement décrié aujourd’hui qu’encensé hier.
            Ce qui frappe dans le débat en cours, c’est l’extraordinaire fonds de pessimisme qu’il trahit. Pour les partisans du non, et non sans de bonnes raisons, la construction européenne actuelle n’est en définitive qu’une machine à briser les services publics, à faire chuter les salaires et à annihiler toute capacité de résistance européenne à la pénétration des fonds de pension américains et à la politique de G.W. Bush. Or, les défenseurs du oui, en définitive ne disent pas autre chose. S’il faut voter oui, c’est justement pour parer à ces mêmes dangers et parce que de toutes façons « la situation ne peut pas être pire », explique Nicolas Sarkozy. De même, selon Michel Rocard, ou d’autres au P.S., c’est parce qu’il est totalement illusoire d’attendre l’émergence d’une véritable Europe politique, qu’il faut se résigner à ce qui ne peut être au mieux qu’un moindre mal. C’est donc exactement au nom des mêmes raisons qu’il est plaidé pour le oui ou pour le non. À croire que tout n’est qu’affaire d’intonation, comme dans la belle pièce de Nathalie Sarraute, Pour un oui, pour un non, dans laquelle on voit des amis chers se brouiller à la suite non pas de ce que l’un d’entre eux a dit (« C’est bien, ça ! »), mais du ton employé.
            Quelles leçons est-il permis de tirer de ces observations ? La première est qu’au moins au niveau rhétorique il existe un large consensus de l’opinion publique française, si fort qu’aucun discours ne peut se risquer à y déroger. La seconde est que ce consensus est, justement, largement rhétorique, puisqu’il peut aussi bien tendre vers le oui que vers le non. La troisième est que le débat français est largement un débat en trompe-l’œil dans lequel chacun avance masqué et où personne, et pas même son porteur, ne sait ce qui se cache vraiment sous le masque. Tentons donc d’emprunter une voie de traverse à partir des observations suivantes :
            1°) Il existe bien une singularité française. La France a été, est encore la nation politique par excellence. C’est sur cette base qu’elle a développé le seul modèle universaliste de démocratie concurrent du modèle anglo-saxon et plus spécifiquement américain, le modèle d’une république démocratique et non, comme aux Etats-Unis, celui d’une démocratie républicaine. C’est à partir de la prise de conscience de sa fragilité que la France s’est lancée dans la construction de l’Europe, la quasi-certitude que c’était son modèle politique et institutionnel qui allait s’imposer. Ainsi que sa langue. Que l’Europe serait une France élargie. Et il en a été à peu près ainsi jusqu’à l’entrée de l’Angleterre dans le marché commun. Inutile de se le dissimuler, le modèle politico-administratif français est le grand vaincu de l’extension de l’Europe.
            2°) La classe politique française tout entière porte dans cet échec une énorme responsabilité. Vis-à-vis de l’Europe elle n’a su que cumuler arrogance, ignorance et incompétence. Arrogance aussi longtemps qu’elle a cru pouvoir donner le la en Europe. Ignorance de la réalité des autres pays qui rejoignaient l’Europe. De la réalité tout court. Incompétence dans le rapport aux nouvelles institutions européennes. Les députés français y brillent plus souvent par leur absence que par leur force de proposition. Force est de constater qu’aucun des grands partis français n’a su développer un discours sur l’Europe, totalement absente de la dernière présidentielle ou des dernières législatives. Tout se passe donc comme si les grands partis ne célébraient l’Europe en paroles que pour mieux circonscrire le jeu politique dans les frontières de l’Hexagone, faire comme si de rien n’était, comme si les enjeux politiques n’avaient pas changé d’échelle et qu’on pourrait d’autant mieux rester entre soi qu’on célébrerait le culte d’une internationalisation de façade sans en assumer aucune des implications. L’Europe dans ce cadre sert à la fois de responsable imaginaire des problèmes irrésolus en France et d’espérance de substitution aux idéologies politiques défaites. Mais, au fond, le discours sur l’Europe n‘a jamais fonctionné en France que sur un plan rhétorique. Or les institutions européennes sont devenues réelles et contraignantes. C’est le retour de ce réel non perçu au sein des rhétoriques politiciennes françaises qui produit l’effet de choc et le désarroi actuels.
            3°) La signature du traité de Nice, par accord entre Jacques Chirac, Lionel Jospin et Hubert Védrine, aura représenté le point culminant de cette schizophrénie française. Comment expliquer autrement la rédaction et l’acceptation d’un traité consommant irrémédiablement – tout le monde en est d’accord – le déclin de l’influence politique de la France et consacrant l’impuissance politique radicale de l'Europe ? On fait donc valoir que justement l’adoption de la constitution européenne devrait permettre, à terme, de remédier un peu à cette impuissance. C’est juste, mais elle ne rattraperait que bien peu de ce qui a été déjà gâché à Nice. Car le défaut majeur auquel a succombé la construction européenne est connu : avoir préféré l’élargissement économique à sa consolidation politique.
            4°) Or une autre voie était possible, réaliste et efficace : construire des sous-ensembles politiques régionaux cohérents entre les pays le désirant. Par exemple, entre les six pays de l’Europe initiale ou d’autres qui auraient voulu s’y joindre. Cette proposition a été faite plusieurs fois par l’Allemagne et en 2000 encore, par le ministre allemand des Affaires étrangères Joschka Fischer. Personne ni à l’UMP, ni au Parti socialiste ni ailleurs n’a accepté ne serait-ce que de discuter cette proposition. Comme si on préférait se noyer dans une Europe indéterminée plutôt que subordonner la vie politique française à un jeu politique élargi qu’on ne contrôlerait pas, et plaider pour l’Europe pour mieux y échapper. .
            5°) Et aujourd’hui ? Il n’est guère imaginable d’abandonner l’euro. Personne ne peut envisager non plus de revenir sur l’extension économique et culturelle de l’Europe. Et à cette grande Europe économique, il faut bien, en effet, des règles de fonctionnement. Mais il serait suicidaire que cette extension de l’Europe économique continue à s’effectuer sur les décombres du politique. Il faut donc rendre possibles non seulement des coopérations renforcées, mais la formation au sein de l’Europe économique de sous-ensembles politiques régionaux cohérents. Or le projet de constitution qui empêche de facto toute coopération renforcée, interdit a fortiori la formation de tels sous-ensembles politiques. C’est là la raison principale pour laquelle il convient de le rejeter. Car le politique chassé par la porte rentrera nécessairement par une fenêtre. Faisons en sorte que ce soit sans trop de dégâts.
            6°) « Trop tard, diront beaucoup, le processus est déjà enclenché. Mal, assurément, mais le freiner ou l’arrêter serait un remède pire que le mal. La Constitution n’est pas bonne mais on pourra toujours l’améliorer après. Si on ne l’adopte pas, on ne pourra plus rien faire. Et qui d’ailleurs, en France ou à l’étranger, renégocierait autre chose que l’existant, et sur quelle base ? » Tous ces arguments sont excellents. Ils n’oublient qu’une chose : nous risquons fort de ne pas avoir le temps d’attendre. Ni 2009, date de pleine entrée en vigueur de la constitution (2014 pour la Commission !), ni les 10 ou 20 ans qui seraient nécessaires, dans les versions les plus optimistes, pour l’amender ensuite. C’est dans les toutes prochaines années qu’il va falloir gérer l’incrustation du chômage, les délocalisations, la concurrence de la Chine ou de l’Inde, la stagnation ou la régression du pouvoir d’achat, la dégradation de la fonction publique, les bouleversements qu’entraînera l’explosion prévisible du prix du pétrole etc..
            Ce n’est pas un non-pouvoir européen, invisible, aphone, impalpable qui pourra affronter de tels problèmes. Voilà ce que sentent les Français et qui les porte à voter non Beaucoup d’analystes estiment que la victoire du non provoquerait un cataclysme politique,. Mais c’est ce que souhaitent beaucoup de Français qui estiment le moment venu, en votant non, de savoir prendre un risque de choc politique transitoire afin de conjurer des dangers plus grands encore. Ce que les Français, en votant non, voudront signifier une fois pour toutes à leurs professionnels politiques, qui n’ont su tirer aucune leçon du 21 avril ou de l’évolution du monde, c’est qu’ils ont fait totalement fausse route et notamment sur l’Europe. Auront un avenir politique ceux qui sauront comprendre ce message et en tirer des conséquences raisonnables.

    Alain Caillé, professeur des universités, animateur de La Revue du MAUSS (www.revudumauss.com) est directeur du GEODE (Groupe d’Etude et d’Observation de la Démocratie, Paris X-Nanterre). Dernier livre paru : Dé-penser l’économique, La Découverte