La Revue du M.A.U.S.S.
(Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales)
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    Libération, 7 janvier 2002

    PLAIDOYER POUR UNE RÉPUBLIQUE EUROPÉENNE

    Par Alain Caillé et Ahmet Insel*

            Les Européens s’interrogent : quelle constitution doivent-ils adopter ? L’Europe à vingt-cinq sera-t-elle viable ? L’est-elle d’ailleurs à quinze et le problème est-il bien celui de l’élargissement ? Romano Prodi, le président de la Commission européenne dont on pourrait croire que le rôle est de galvaniser les énergies et de dessiner les traits d’un avenir exaltant pour l’Europe, nous explique « qu’à Quinze, il faut déjà changer de fond en comble nos procédures de décision. La paralysie est déjà là… Pour faire de petites réformes, il faut attendre des décennies ». Et il conclut : « En deux mots : la situation ne peut guère être pire. » Que nous dirait R. Prodi s’il était eurosceptique ? Les Européens se retrouvent désormais dans une situation où il leur est tout aussi impossible d’être eurosceptiques qu’europtimistes, de faire machine arrière que d’avancer effectivement. Le souverainisme, qui ne veut connaître que d’une Europe des nations et, au mieux, d’une confédération, a le mérite de se souvenir d’un temps où le politique existait encore et parvenait parfois à tenir en lisière les intérêts économiques ou catégoriels pour se soucier de l’intérêt général et du long terme. Il commémore une ère où le politique avait pour horizon la conjonction de la nation, de la république et de la démocratie. Cet idéal ne saurait être oublié. Mais, sauf pour les États-Unis, l’échelle des nations d’hier est désormais trop petite, leur puissance est trop restreinte pour conférer un poids suffisant aux décisions politiques prises dans leur cadre. C’est le constat de cette impuissance croissante qui donne tout son sens au projet d’une Europe unie. Personne ne peut se satisfaire de la perspective d’un monde dans lequel l’ensemble des normes et des directives importantes seraient imposées par une unique hyperpuissance.
            Il faut donc que les vieilles nations d’Europe unissent leurs forces. Mais en vue et au nom de quoi ? et sous quelle forme politique ? Faute de savoir répondre à ces deux questions pourtant préjudicielles, l’Europe s’est lancée dans une fuite en avant qui donne systématiquement la priorité à sa technocratisation et à la dilatation de ses frontières sur le renforcement de ses capacités de décision politique effectives. Si bien que, pour l‘essentiel, elle a surtout réussi à ôter de la puissance aux États qui la constituent sans en redonner en échange à leur union. Il s’est ainsi créé une sorte de trou noir dans lequel les ambitions, les énergies et les bonnes volontés des peuples d’Europe disparaissent faute de pouvoir trouver le moindre relais politique plausible. N’est-il pas ahurissant que la question de l’Europe ait été totalement absente des dernières élections présidentielles françaises ? Comme si ce qui, de toute évidence, constitue l’enjeu politique le plus crucial des décennies à venir devait soigneusement être maintenu hors débat. Aussi bien, quelle perspective nous est-il offert en dehors d’un impossible retour à l’Europe des nations ? À quoi pourrait ressembler la fédération que beaucoup appellent de leurs vœux ? On voit actuellement se multiplier les tribunes et les propositions de redéfinition des rôles respectifs du Parlement, du Conseil des ministres et d’un éventuel président de l’Europe. Mais, manifestement, quelles que soient les réponses adoptées en définitive, elles ne suffiront pas à guérir l’Europe de sa paralysie actuelle et à lui redonner la capacité politique dont elle s’est peu à peu elle-même dessaisie. Si nous voulons croire en l’Europe, et donc en nous-mêmes et mobiliser des énergies citoyennes en faveur d’un objectif digne d’elles, c’est une aspiration beaucoup plus ambitieuse dont il faut dès aujourd’hui commencer à dessiner les contours.
            S’est-on assez étonné des mutations qu’a connues la philosophie politique occidentale durant ces trente dernières années et de la quasi-disparition de notions qui y avaient pourtant tenu la place centrale depuis des siècles ? Qui parle encore de « république » ou de « nation » autrement que sur le mode de la nostalgie impuissante ? Qui s’essaye encore à définir la « souveraineté » ? et a fortiori la « souveraineté du peuple » ? L’idée même de peuple, d’ailleurs, n’est-elle pas devenue quasiment obscène, utilisable uniquement, horresco referens, par les « populistes » ? Dans le sillage d’une philosophie politique libérale devenue depuis John Rawls presque exclusivement juridique, une philosophie qui récuse toute notion holiste et globalisante — comme celles de peuple, de communauté ou de souveraineté — pour n’accorder de légitimité qu’aux « préférences » et aux choix des individus indépendants (self regarding et mutuellement indifférents), la référence politique à la démocratie se fait elle même de plus en plus rare pour céder la place à une interrogation morale et juridique sur la justice. Et la réponse dominante est que pour édifier une société juste, il convient de cesser de s’interroger sur la substance de la justice, réputée introuvable et de surcroît dangereuse à interroger, pour se contenter de définir des procédures de décision formellement correctes. À la limite, une commission de fonctionnaires éclairés devrait pouvoir suffire à la « gouvernance » procéduralement correcte d’une société européenne sans peuple, sans communauté et sans citoyens.
            Or, à de multiples égards, cette évolution de la théorie politique est extraordinairement pernicieuse et lourde de menaces. Elle ne fait pas trop de dégâts (et encore) aux États-Unis qui se croyant et étant donc encore une nation, demeurent une République et jouissent en pratique de toutes les dimensions de cette souveraineté que leurs penseurs récusent en théorie. Mais en Europe, l’abandon de ces références, synonyme de démission et de disparition du politique, est tout bonnement catastrophique. Car on ne résistera pas aux effets pervers de la mondialisation (indissociables de ses effets positifs) sans rétablir une certaine primauté du politique sur les flux marchands, et il n’y a pas d’autres idéaux politiques disponibles que ceux de l’édification d’une République démocratique par un peuple souverain (auto) constituant. Comprenons bien que si ces vocables — le peuple, la démocratie, la République, la souveraineté, etc. — sonnent vieux jeu et hors de saison, ce n’est pas en raison des progrès foudroyants de la pensée politique mais parce qu’à partir du moment où la construction européenne a commencé à les disjoindre, ils ont peu à peu cessé de faire sens, faute d’une incarnation tangible. Soit donc on abandonne tout espoir d’une réponse politique aux défis de la mondialisation, soit il faut apprendre à faire vivre et à réassocier, sur de nouvelles bases, ces notions aujourd’hui vidées de sens parce que dissociées.
            Partons donc de cette évidence perdue de vue : une République démocratique sans un peuple et sans souveraineté politique est une impossibilité absolue. Voilà qui ne laisse que trois choix. Nous connaissons les deux premiers : celui de la nostalgie de la République, de la souveraineté et du peuple perdus, et celui de la dilution achevée du politique dans le magma technocratique d’une Europe marchande en expansion permanente mais sans corps et sans esprit. Le troisième, à inventer, est de sauver le politique en renouant avec l’aspiration républicaine et démocratique mais à une échelle nouvelle et élargie. Cela implique la formation d’un nouveau peuple, un peuple des républicains d’Europe, un peuple qui n’abolit pas les peuples qui le composent, Français, Allemands, Italiens ou autres (eux-mêmes faits en définitive de peuples multiples) mais qui les unifie en une souveraineté politique partagée. Cette troisième possibilité que personne n’évoque jamais, comme si elle relevait de l’impensable, est en fait la seule qui soit à la fois pertinente et plausible aujourd’hui. La seule, en tout cas, à même de réveiller les énergies bien assoupies de la vieille Europe.
            On ne fera pas, en effet, une République européenne à quinze ou à vingt-cinq. On ne la fera qu’avec et entre les peuples qui désirent s’allier et former un peuple politique unique parce qu’ils se reconnaissent des valeurs et une histoire communes. Le ferment premier de cette unité aujourd’hui ne peut résider que dans une acceptation partagée des règles de l’économie de marché conjuguée au ferme refus de laisser le marché tout régenter. Il est probable que le noyau de la République européenne qui déciderait de se constituer sur cette base en une communauté politique serait formé, approximativement, des quatre premiers initiateurs de l’Europe – la France, l’Allemagne, l’Italie et le Bénélux (plus l’Espagne ? le Portugal ? l’Autriche ? etc.) – et animé par un solide consensus franco-allemand. Ces pays, étroitement unis à la fois par le souvenir de leurs guerres passées et désormais surmontées, et par la communauté de leurs traditions culturelles et sociales, partagent à des degrés divers la même vision d’une Europe sociale, démocratique, associationniste et humaniste. Plus concrètement, tout porte à croire que leurs peuples divers se portent suffisamment de sympathie et d’estime réciproques pour être prêts à se choisir un destin commun. À quoi pourrait ressembler cette République, qui naîtrait dans le cadre et à l’intérieur de l’actuelle Union européenne mais sans se confondre avec elle ?
             La République européenne serait fédérative, les États constituants devenant ses organes intermédiaires dotés de pouvoirs législatifs et exécutifs circonscrits. La légitimité politique première appartiendrait à terme à un Parlement — où siègeraient, à part égale, des représentants élus à l’échelle de la République européenne (une Assemblée nationale) et d’autres désignés par des scrutins nationaux (un Sénat) — définissant les droits politiques et sociaux fondamentaux, et disposant de la pleine souveraineté en matière de défense, de politique étrangère et économique. Elle serait représentée par un(e) président(e) élu(e) par le Parlement ou au suffrage universel. Le gouvernement serait dans un premier temps formé par un Conseil des ministres des divers États membres prenant des décisions à la majorité (simple ou qualifiée). Il serait dans un second temps formé à l’initiative du président de la République européenne et responsable devant le Parlement européen.
             Bien d’autres points, assurément, devraient être précisés pour rendre pleinement plausible ce projet d’une République européenne dont nous n’avons voulu ici exposer que le principe fondateur possible.
            Mais une chose en tout cas est sûre : si nous voulons que l’Europe soit un jour une entité politique effective, il faut qu’elle devienne d’abord une réalité affective, et que les peuples qui voudront la composer trouvent la passion d’inventer en commun, à partir de leur héritage culturel partagé, les formes d’une démocratie politique renouvelée et viable à l’échelle de la mondialisation. Seuls subsisteront alors les partis politiques qui auront su donner voix à cette espérance. Il faut bien, une fois tous les trente ou quarante ans, savoir regarder les défis de l’histoire de l’histoire en face….

    * Alain Caillé et Ahmet Insel, universitaires, sont animateurs de La Revue du MAUSS semestrielle (La Découverte). Dernier numéro paru, « Quelle " autre mondialisation ? " », n° 20, 2e semestre 2002.