La Revue du M.A.U.S.S.
(Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales)
  Actualité du M.A.U.S.S. : les titres
 • Pour un oui, pour un non...

POUR UN OUI, POUR UN NON…

Par Alain Caillé

        Sur le projet de constitution européenne soumis au référendum du 29 mai prochain aucun argument technique ou juridique n’est plus guère susceptible en tant que tel de décider à répondre oui ou non. Il suffit pour s’en convaincre d’observer que la majorité des Français risque de le refuser pour excès de libéralisme et de timidité politique, et les Anglais pour les raisons inverses. Il est donc clair que le choix procédera en définitive d’autres raisons que la rédaction du Traité lui-même. Lesquelles ? À suivre les arguments des uns et des autres, difficile de ne pas être perplexe. Mis à part J.-M. Le Pen, chacun surenchérit sur sa foi européenne. Personne non plus ne s’affiche résolument « libéral ».Tout le monde se veut « social » et défenseur des services publics. Tous nos hommes politiques proclament que leur souhait le plus cher est de construire une véritable Europe politique, seul moyen de faire pièce à l’unilatéralisme américain. De même il est difficile de savoir qui est le plus hostile à la directive Bolkestein. Et la même chose est vraie du traité de Nice, aussi universellement décrié aujourd’hui qu’encensé hier.
        Ce qui frappe dans le débat en cours, c’est l’extraordinaire fonds de pessimisme qu’il trahit. Pour les partisans du non, et non sans de bonnes raisons, la construction européenne actuelle n’est en définitive qu’une machine à briser les services publics, à faire chuter les salaires et à annihiler toute capacité de résistance européenne à la pénétration des fonds de pension américains et à la politique de G.W. Bush. Or, les défenseurs du oui, en définitive ne disent pas autre chose. S’il faut voter oui, c’est justement pour parer à ces mêmes dangers et parce que de toutes façons « la situation ne peut pas être pire », explique Nicolas Sarkozy. De même, selon Michel Rocard, ou d’autres au P.S., c’est parce qu’il est totalement illusoire d’attendre l’émergence d’une véritable Europe politique, qu’il faut se résigner à ce qui ne peut être au mieux qu’un moindre mal. C’est donc exactement au nom des mêmes raisons qu’il est plaidé pour le oui ou pour le non. À croire que tout n’est qu’affaire d’intonation, comme dans la belle pièce de Nathalie Sarraute, Pour un oui, pour un non, dans laquelle on voit des amis chers se brouiller à la suite non pas de ce que l’un d’entre eux a dit (« C’ est bien, ça ! »), mais du ton employé.
        Quelles leçons est-il permis de tirer de ces observations ? La première est qu’au moins au niveau rhétorique il existe un large consensus de l’opinion publique française, si fort qu’aucun discours ne peut se risquer à y déroger. La seconde est que ce consensus est, justement, largement rhétorique, puisqu’il peut aussi bien tendre vers le oui que vers le non. La troisième est que le débat français est largement un débat en trompe-l’œil dans lequel chacun avance masqué et où personne, et pas même son porteur, ne sait ce qui se cache vraiment sous le masque. Tentons donc d’emprunter une voie de traverse à partir des observations suivantes :
        1°) Il existe bien une singularité française. La France a été, est encore la nation politique par excellence. C’est sur cette base qu’elle a développé le seul modèle universaliste de démocratie concurrent du modèle anglo-saxon et plus spécifiquement américain, le modèle d’une république démocratique et non, comme aux Etats-Unis, celui d’une démocratie républicaine. C’est à partir de la prise de conscience de sa fragilité que la France s’est lancée dans la construction de l’Europe, la quasi-certitude que c’était son modèle politique et institutionnel qui allait s’imposer. Ainsi que sa langue. Que l’Europe serait une France élargie. Et il en a été à peu près ainsi jusqu’à l’entrée de l’Angleterre dans le marché commun. Inutile de se le dissimuler, le modèle politico-administratif français est le grand vaincu de l’extension de l’Europe.
        2°) La classe politique française tout entière porte dans cet échec une énorme responsabilité. Vis-à-vis de l’Europe elle n’a su que cumuler arrogance, ignorance et incompétence. Arrogance aussi longtemps qu’elle a cru pouvoir donner le la en Europe. Ignorance de la réalité des autres pays qui rejoignaient l’Europe. De la réalité tout court. Incompétence dans le rapport aux nouvelles institutions européennes. Les députés français y brillent plus souvent par leur absence que par leur force de proposition. Force est de constater qu’aucun des grands partis français n’a su développer un discours sur l’Europe, totalement absente de la dernière présidentielle ou des dernières législatives. Tout se passe donc comme si les grands partis ne célébraient l’Europe en paroles que pour mieux circonscrire le jeu politique dans les frontières de l’Hexagone, faire comme si de rien n’était, comme si les enjeux politiques n’avaient pas changé d’échelle et qu’on pourrait d’autant mieux rester entre soi qu’on célébrerait le culte d’une internationalisation de façade sans en assumer aucune des implications. L’Europe dans ce cadre sert à la fois de responsable imaginaire des problèmes irrésolus en France et d’espérance de substitution aux idéologies politiques défaites. Mais, au fond, le discours sur l’Europe n‘a jamais fonctionné en France que sur un plan rhétorique. Or les institutions européennes sont devenues réelles et contraignantes. C’est le retour de ce réel non perçu au sein des rhétoriques politiciennes françaises qui produit l’effet de choc et le désarroi actuels.
        3°) La signature du traité de Nice, par accord entre Jacques Chirac, Lionel Jospin et Hubert Védrine, aura représenté le point culminant de cette schizophrénie française. Comment expliquer autrement la rédaction et l’acceptation d’un traité consommant irrémédiablement – tout le monde en est d’accord – le déclin de l’influence politique de la France et consacrant l’impuissance politique radicale de l'Europe ? On fait donc valoir que justement l’adoption de la constitution européenne devrait permettre, à terme, de remédier un peu à cette impuissance. C’est juste, mais elle ne rattraperait que bien peu de ce qui a été déjà gâché à Nice. Car le défaut majeur auquel a succombé la construction européenne est connu : avoir préféré l’élargissement économique à sa consolidation politique.
        4°) Or une autre voie était possible, réaliste et efficace : construire des sous-ensembles politiques régionaux cohérents entre les pays le désirant. Par exemple, entre les six pays de l’Europe initiale ou d’autres qui auraient voulu s’y joindre. Cette proposition a été faite plusieurs fois par l’Allemagne et en 2000 encore, par le ministre allemand des Affaires étrangères Joschka Fischer. Personne ni à l’UMP, ni au Parti socialiste ni ailleurs n’a accepté ne serait-ce que de discuter cette proposition. Comme si on préférait se noyer dans une Europe indéterminée plutôt que subordonner la vie politique française à un jeu politique élargi qu’on ne contrôlerait pas, et plaider pour l’Europe pour mieux y échapper. .
        5°) Et aujourd’hui ? Il n’est guère imaginable d’abandonner l’euro. Personne ne peut envisager non plus de revenir sur l’extension économique et culturelle de l’Europe. Et à cette grande Europe économique, il faut bien, en effet, des règles de fonctionnement. Mais il serait suicidaire que cette extension de l’Europe économique continue à s’effectuer sur les décombres du politique. Il faut donc rendre possibles non seulement des coopérations renforcées, mais la formation au sein de l’Europe économique de sous-ensembles politiques régionaux cohérents. Or le projet de constitution qui empêche de facto toute coopération renforcée, interdit a fortiori la formation de tels sous-ensembles politiques. C’est là la raison principale pour laquelle il convient de le rejeter. Car le politique chassé par la porte rentrera nécessairement par une fenêtre. Faisons en sorte que ce soit sans trop de dégâts.
        6°) « Trop tard, diront beaucoup, le processus est déjà enclenché. Mal, assurément, mais le freiner ou l’arrêter serait un remède pire que le mal. La Constitution n’est pas bonne mais on pourra toujours l’améliorer après. Si on ne l’adopte pas, on ne pourra plus rien faire. Et qui d’ailleurs, en France ou à l’étranger, renégocierait autre chose que l’existant, et sur quelle base ? » Tous ces arguments sont excellents. Ils n’oublient qu’une chose : nous risquons fort de ne pas avoir le temps d’attendre. Ni 2009, date de pleine entrée en vigueur de la constitution (2014 pour la Commission !), ni les 10 ou 20 ans qui seraient nécessaires, dans les versions les plus optimistes, pour l’amender ensuite. C’est dans les toutes prochaines années qu’il va falloir gérer l’incrustation du chômage, les délocalisations, la concurrence de la Chine ou de l’Inde, la stagnation ou la régression du pouvoir d’achat, la dégradation de la fonction publique, les bouleversements qu’entraînera l’explosion prévisible du prix du pétrole etc..
        Ce n’est pas un non-pouvoir européen, invisible, aphone, impalpable qui pourra affronter de tels problèmes. Voilà ce que sentent les Français et qui les porte à voter non Beaucoup d’analystes estiment que la victoire du non provoquerait un cataclysme politique,. Mais c’est ce que souhaitent beaucoup de Français qui estiment le moment venu, en votant non, de savoir prendre un risque de choc politique transitoire afin de conjurer des dangers plus grands encore. Ce que les Français, en votant non, voudront signifier une fois pour toutes à leurs professionnels politiques, qui n’ont su tirer aucune leçon du 21 avril ou de l’évolution du monde, c’est qu’ils ont fait totalement fausse route et notamment sur l’Europe. Auront un avenir politique ceux qui sauront comprendre ce message et en tirer des conséquences raisonnables.

Alain Caillé, professeur des universités, animateur de La Revue du MAUSS (www.revudumauss.com) est directeur du GEODE (Groupe d’Etude et d’Observation de la Démocratie, Paris X-Nanterre). Dernier livre paru : Dé-penser l’économique, La Découverte

 • Réunions-débats

RÉUNIONS-DÉBATS de LA REVUE DU MAUSS


     Comme chaque année, La Revue du MAUSS organise des séances de rencontre et de débat public autour de numéros de la revue passés, présents ou futurs, et de livres publiés dans la « Bibliothèque du MAUSS ».

• Samedi 26 novembre 2005, débat sur le thème « Utilitarisme et anti-utilitarisme. Qu'est-ce qu'être anti-utilitariste ? », en préparation du n° 27 de la revue sur le même thème. Avec des interventions d'Alain Caillé, Christian Laval, Sylvain Dzimira, Serge Latouche et toute la troupe.

• Samedi 18 mars 2006 : débat sur le thème « Y a-t-il un malaise dans la démocratie et des alternatives démocratiques à bâtir ? », en écho aux N° 25 et 26 de la revue. Avec des interventions d'Alain Caillé, Ahmet Insel, Jean-Pierre Le Goff, Julien Rémy, etc.

• Samedi 10 juin 2006 : « L'homme est-il un animal sympathique ? » Discussion autour du livre de Michel Terestchenko, Un si fragile vernis d'humanité. Banalité du mal, banalité du bien, et, en prévision d'un numéro sans cesse ajourné sur ce thème. Avec Philippe Chanial, Joël Roucloux et Michel Terestchenko.

Ces réunions se tiendront à l’université Paris I-Panthéon,
12 place du Panthéon, 75005, salle 216 (ou 214),
de 10 heures à 13 heures.

• Plaidoyer pour une république européenne

Libération, 7 janvier 2002

PLAIDOYER POUR UNE RÉPUBLIQUE EUROPÉENNE

Par Alain Caillé et Ahmet Insel*

        Les Européens s’interrogent : quelle constitution doivent-ils adopter ? L’Europe à vingt-cinq sera-t-elle viable ? L’est-elle d’ailleurs à quinze et le problème est-il bien celui de l’élargissement ? Romano Prodi, le président de la Commission européenne dont on pourrait croire que le rôle est de galvaniser les énergies et de dessiner les traits d’un avenir exaltant pour l’Europe, nous explique « qu’à Quinze, il faut déjà changer de fond en comble nos procédures de décision. La paralysie est déjà là… Pour faire de petites réformes, il faut attendre des décennies ». Et il conclut : « En deux mots : la situation ne peut guère être pire. » Que nous dirait R. Prodi s’il était eurosceptique ? Les Européens se retrouvent désormais dans une situation où il leur est tout aussi impossible d’être eurosceptiques qu’europtimistes, de faire machine arrière que d’avancer effectivement. Le souverainisme, qui ne veut connaître que d’une Europe des nations et, au mieux, d’une confédération, a le mérite de se souvenir d’un temps où le politique existait encore et parvenait parfois à tenir en lisière les intérêts économiques ou catégoriels pour se soucier de l’intérêt général et du long terme. Il commémore une ère où le politique avait pour horizon la conjonction de la nation, de la république et de la démocratie. Cet idéal ne saurait être oublié. Mais, sauf pour les États-Unis, l’échelle des nations d’hier est désormais trop petite, leur puissance est trop restreinte pour conférer un poids suffisant aux décisions politiques prises dans leur cadre. C’est le constat de cette impuissance croissante qui donne tout son sens au projet d’une Europe unie. Personne ne peut se satisfaire de la perspective d’un monde dans lequel l’ensemble des normes et des directives importantes seraient imposées par une unique hyperpuissance.
        Il faut donc que les vieilles nations d’Europe unissent leurs forces. Mais en vue et au nom de quoi ? et sous quelle forme politique ? Faute de savoir répondre à ces deux questions pourtant préjudicielles, l’Europe s’est lancée dans une fuite en avant qui donne systématiquement la priorité à sa technocratisation et à la dilatation de ses frontières sur le renforcement de ses capacités de décision politique effectives. Si bien que, pour l‘essentiel, elle a surtout réussi à ôter de la puissance aux États qui la constituent sans en redonner en échange à leur union. Il s’est ainsi créé une sorte de trou noir dans lequel les ambitions, les énergies et les bonnes volontés des peuples d’Europe disparaissent faute de pouvoir trouver le moindre relais politique plausible. N’est-il pas ahurissant que la question de l’Europe ait été totalement absente des dernières élections présidentielles françaises ? Comme si ce qui, de toute évidence, constitue l’enjeu politique le plus crucial des décennies à venir devait soigneusement être maintenu hors débat. Aussi bien, quelle perspective nous est-il offert en dehors d’un impossible retour à l’Europe des nations ? À quoi pourrait ressembler la fédération que beaucoup appellent de leurs vœux ? On voit actuellement se multiplier les tribunes et les propositions de redéfinition des rôles respectifs du Parlement, du Conseil des ministres et d’un éventuel président de l’Europe. Mais, manifestement, quelles que soient les réponses adoptées en définitive, elles ne suffiront pas à guérir l’Europe de sa paralysie actuelle et à lui redonner la capacité politique dont elle s’est peu à peu elle-même dessaisie. Si nous voulons croire en l’Europe, et donc en nous-mêmes et mobiliser des énergies citoyennes en faveur d’un objectif digne d’elles, c’est une aspiration beaucoup plus ambitieuse dont il faut dès aujourd’hui commencer à dessiner les contours.
        S’est-on assez étonné des mutations qu’a connues la philosophie politique occidentale durant ces trente dernières années et de la quasi-disparition de notions qui y avaient pourtant tenu la place centrale depuis des siècles ? Qui parle encore de « république » ou de « nation » autrement que sur le mode de la nostalgie impuissante ? Qui s’essaye encore à définir la « souveraineté » ? et a fortiori la « souveraineté du peuple » ? L’idée même de peuple, d’ailleurs, n’est-elle pas devenue quasiment obscène, utilisable uniquement, horresco referens, par les « populistes » ? Dans le sillage d’une philosophie politique libérale devenue depuis John Rawls presque exclusivement juridique, une philosophie qui récuse toute notion holiste et globalisante — comme celles de peuple, de communauté ou de souveraineté — pour n’accorder de légitimité qu’aux « préférences » et aux choix des individus indépendants (self regarding et mutuellement indifférents), la référence politique à la démocratie se fait elle même de plus en plus rare pour céder la place à une interrogation morale et juridique sur la justice. Et la réponse dominante est que pour édifier une société juste, il convient de cesser de s’interroger sur la substance de la justice, réputée introuvable et de surcroît dangereuse à interroger, pour se contenter de définir des procédures de décision formellement correctes. À la limite, une commission de fonctionnaires éclairés devrait pouvoir suffire à la « gouvernance » procéduralement correcte d’une société européenne sans peuple, sans communauté et sans citoyens.
        Or, à de multiples égards, cette évolution de la théorie politique est extraordinairement pernicieuse et lourde de menaces. Elle ne fait pas trop de dégâts (et encore) aux États-Unis qui se croyant et étant donc encore une nation, demeurent une République et jouissent en pratique de toutes les dimensions de cette souveraineté que leurs penseurs récusent en théorie. Mais en Europe, l’abandon de ces références, synonyme de démission et de disparition du politique, est tout bonnement catastrophique. Car on ne résistera pas aux effets pervers de la mondialisation (indissociables de ses effets positifs) sans rétablir une certaine primauté du politique sur les flux marchands, et il n’y a pas d’autres idéaux politiques disponibles que ceux de l’édification d’une République démocratique par un peuple souverain (auto) constituant. Comprenons bien que si ces vocables — le peuple, la démocratie, la République, la souveraineté, etc. — sonnent vieux jeu et hors de saison, ce n’est pas en raison des progrès foudroyants de la pensée politique mais parce qu’à partir du moment où la construction européenne a commencé à les disjoindre, ils ont peu à peu cessé de faire sens, faute d’une incarnation tangible. Soit donc on abandonne tout espoir d’une réponse politique aux défis de la mondialisation, soit il faut apprendre à faire vivre et à réassocier, sur de nouvelles bases, ces notions aujourd’hui vidées de sens parce que dissociées.
        Partons donc de cette évidence perdue de vue : une République démocratique sans un peuple et sans souveraineté politique est une impossibilité absolue. Voilà qui ne laisse que trois choix. Nous connaissons les deux premiers : celui de la nostalgie de la République, de la souveraineté et du peuple perdus, et celui de la dilution achevée du politique dans le magma technocratique d’une Europe marchande en expansion permanente mais sans corps et sans esprit. Le troisième, à inventer, est de sauver le politique en renouant avec l’aspiration républicaine et démocratique mais à une échelle nouvelle et élargie. Cela implique la formation d’un nouveau peuple, un peuple des républicains d’Europe, un peuple qui n’abolit pas les peuples qui le composent, Français, Allemands, Italiens ou autres (eux-mêmes faits en définitive de peuples multiples) mais qui les unifie en une souveraineté politique partagée. Cette troisième possibilité que personne n’évoque jamais, comme si elle relevait de l’impensable, est en fait la seule qui soit à la fois pertinente et plausible aujourd’hui. La seule, en tout cas, à même de réveiller les énergies bien assoupies de la vieille Europe.
        On ne fera pas, en effet, une République européenne à quinze ou à vingt-cinq. On ne la fera qu’avec et entre les peuples qui désirent s’allier et former un peuple politique unique parce qu’ils se reconnaissent des valeurs et une histoire communes. Le ferment premier de cette unité aujourd’hui ne peut résider que dans une acceptation partagée des règles de l’économie de marché conjuguée au ferme refus de laisser le marché tout régenter. Il est probable que le noyau de la République européenne qui déciderait de se constituer sur cette base en une communauté politique serait formé, approximativement, des quatre premiers initiateurs de l’Europe – la France, l’Allemagne, l’Italie et le Bénélux (plus l’Espagne ? le Portugal ? l’Autriche ? etc.) – et animé par un solide consensus franco-allemand. Ces pays, étroitement unis à la fois par le souvenir de leurs guerres passées et désormais surmontées, et par la communauté de leurs traditions culturelles et sociales, partagent à des degrés divers la même vision d’une Europe sociale, démocratique, associationniste et humaniste. Plus concrètement, tout porte à croire que leurs peuples divers se portent suffisamment de sympathie et d’estime réciproques pour être prêts à se choisir un destin commun. À quoi pourrait ressembler cette République, qui naîtrait dans le cadre et à l’intérieur de l’actuelle Union européenne mais sans se confondre avec elle ?
         La République européenne serait fédérative, les États constituants devenant ses organes intermédiaires dotés de pouvoirs législatifs et exécutifs circonscrits. La légitimité politique première appartiendrait à terme à un Parlement — où siègeraient, à part égale, des représentants élus à l’échelle de la République européenne (une Assemblée nationale) et d’autres désignés par des scrutins nationaux (un Sénat) — définissant les droits politiques et sociaux fondamentaux, et disposant de la pleine souveraineté en matière de défense, de politique étrangère et économique. Elle serait représentée par un(e) président(e) élu(e) par le Parlement ou au suffrage universel. Le gouvernement serait dans un premier temps formé par un Conseil des ministres des divers États membres prenant des décisions à la majorité (simple ou qualifiée). Il serait dans un second temps formé à l’initiative du président de la République européenne et responsable devant le Parlement européen.
         Bien d’autres points, assurément, devraient être précisés pour rendre pleinement plausible ce projet d’une République européenne dont nous n’avons voulu ici exposer que le principe fondateur possible.
        Mais une chose en tout cas est sûre : si nous voulons que l’Europe soit un jour une entité politique effective, il faut qu’elle devienne d’abord une réalité affective, et que les peuples qui voudront la composer trouvent la passion d’inventer en commun, à partir de leur héritage culturel partagé, les formes d’une démocratie politique renouvelée et viable à l’échelle de la mondialisation. Seuls subsisteront alors les partis politiques qui auront su donner voix à cette espérance. Il faut bien, une fois tous les trente ou quarante ans, savoir regarder les défis de l’histoire de l’histoire en face….

* Alain Caillé et Ahmet Insel, universitaires, sont animateurs de La Revue du MAUSS semestrielle (La Découverte). Dernier numéro paru, « Quelle " autre mondialisation ? " », n° 20, 2e semestre 2002.

• La Turquie à l'épreuve du danger du « terrorisme islamiste » ?

Libération, vendredi 5 décembre 2003

LA TURQUIE A L’ÉPREUVE DU DANGER DU « TERRORISME ISLAMISTE » ?

Par Ahmet Insel

        Le bilan des attentats qui ont ensanglanté Istanbul durant une semaine s’élève désormais à 57 morts et 712 blessés. Les tests d’ADN ont permis d’identifier les quatre kamikazes. Tous sont des ressortissants de la Turquie. Tous ont fréquenté, dans les années 90, des organisations radicales islamistes. La plupart ont séjourné en Afghanistan, combattu en Thétchénie ou en Bosnie. Une dizaine de suspects arrêtés depuis les attentats dont quelques uns en Syrie présentent aussi des profils similaires. Toutes les pistes semblent conduire à l’heure actuelle à un réseau terroriste qui gravite autour du label d’Al Qaida.
        Si les attentats – qui visaient deux synagogues, le consulat et une banque britanniques – sont commandités par une nébuleuse terroriste transnationale, ils ont été manifestement conçus, planifiés, préparés en Turquie, et exécutés par des Turcs. C’est la première fois que des ressortissants turcs signent en Turquie des actions kamikazes d’une telle violence au nom d’une cause « internationale ». Il ne s’agit pas d’un hasard. La Turquie se démarque des autres pays musulmans à de nombreux égards : une laïcité parfois même excessive et autoritaire, mais aussi le pays le plus démocratique parmi les pays à majorité musulmane ; une réelle volonté d’entrée dans l’Europe, exprimée notamment par le gouvernement conservateur-musulman au pouvoir ; une alliance stratégique avec les États-Unis et Israël via l’OTAN ; et, avec environ 30 000 membres, la plus grande communauté juive vivant dans un pays à majorité musulmane… Bref, la Turquie est le mauvais exemple par excellence pour ceux qui prônent une coupure radicale entre l’Orient et l’Occident, entre la terre d’Islam et le reste et qui appellent à la lutte sacrée contre les maîtres maléfiques de la globalisation et leurs alliés. Si on suit ce raisonnement, dont tous les éléments pris séparément sont fondés, on ne peut que conclure que la Turquie est une nouvelle fois victime d’un complot international.
        C’est cette version des faits qui aujourd’hui domine dans l’opinion publique et les milieux gouvernementaux turcs. Elle n’est pas fausse. Mais elle est partielle. En ne retenant que la version du complot international, elle manque de comprendre les turbulences traversées par la société turque durant les deux décennies écoulées, dont les ondes de choc, bien que atténuées, continuent à exercer leurs effets aujourd’hui. La plupart des kamikazes, ceux qui les ont aidés, ainsi que ceux qui ont donné les ordres sont issus de la mouvance du Hezbollah turc qui recrutait ses militants principalement parmi les habitants des provinces à majorité kurde de Turquie. Le Hezbollah turc a été un temps manipulé par les services turcs de sécurité dans leur lutte contre le PKK. Il a dans son bilan des centaines de liquidation de Kurdes proches du PKK mais aussi des islamistes victimes des règlements de compte internes. Depuis l’arrestation du chef du PKK en 1999, le Hezbollah a été en grande partie laminé par les forces de sécurité. Des centaines d’électrons libres, perdus dans la nature, ont été récupérés par la nébuleuse du terrorisme islamiste. Selon les aveux de certains suspects, un réseau dormant aurait reçu en juin dernier l’ordre de préparer ces attentats.
        Tant les attentats que l’identité de leurs auteurs ont créé en Turquie, notamment dans les milieux proches du gouvernement d’AKP, l’effet d’un véritable séisme. Dans un premier temps, les mots crédibles leur manquèrent pour dénoncer le « terrorisme islamiste ». Bien que les membres du gouvernement, le Premier ministre en tête, aient dénoncé vigoureusement ces « actes barbares », ils n’en soulignèrent pas moins l’incompatibilité intrinsèque de l’islam, « religion de la paix », avec de tels agissements. L’utilisation de l’islam pour servir de qualificatif de tels actes inhumains leur était manifestement insupportable. D’où la série de dénis de réalité partiels qui ont fleuri dans les médias turcs. Dans un premier temps, on a affirmé que la Turquie n’était pas visée mais les États-Unis, l’Angleterre et Israël. Après, ce fut le tour des multiples théories du complot – celui de la CIA et du MOSSAD, qui a les faveurs des milieux musulmans, ou celui des services secrets allemands, version préférée des nationalistes anti-européens. Enfin, ce cycle de déni se termina par l’affirmation que c’était l’islam qui était principalement visé. La boucle était ainsi bouclée. Dans un communautarisme nationalitaire paranoïaque, les Turcs et les musulmans étaient lavés de tout soupçon.
        Cette hésitation des milieux musulmans à trouver les mots justes pour désigner les coupables a été épinglée rapidement par les laïcistes les plus sectaires qui trouvèrent une nouvelle occasion de dénonciation de la face cachée de « l’islamisme au pouvoir », une aubaine pour décrédibiliser l’AKP à quelques jours d’échéances politiques décisives, notamment les élections en Chypre du Nord mi-décembre. Certains trouvant dans ces attentats l’espoir d’une reprise de la déstabilisation qui éloignera définitivement la Turquie de sa trajectoire d’adhésion à l’UE.
        Aujourd’hui, devant cette face terroriste de l’islamisme radical, international certes mais avec de larges ramifications locales, l’AKP est soumis à rude épreuve. Le parcours relativement sans faute que les dirigeants de ce parti ont réussi à accomplir depuis un an peut voler en éclats si la Turquie glisse dans un cycle de violence aveugle. Mais cette épreuve peut aussi constituer une seconde chance pour l’AKP. Ayant plutôt réussi dans son programme de stabilisation économique et de normalisation démocratique du pays, le gouvernement d’AKP, s’il réussit à éradiquer rapidement les foyers du radicalisme islamiste en Turquie, gagnera définitivement ses lettres de noblesse démocratique auprès d’un très large électorat. Il pourra alors rendre réellement inopérant l’épouvantail de la mise en péril de la laïcité et de la démocratie agité par les kémalistes autoritaires afin de sauvegarder leurs prérogatives exceptionnelles et leur magistère autoritaire.
        La mouvance islamiste en Turquie a fait son premier aggiornamento à la fin des années 90. Elle a réalisé sa mutation en un parti conservateur-démocrate aux couleurs de l’islam et du néolibéralisme, en partie sous la pression des militaires. Cela lui a ouvert le chemin d’une grande victoire électorale. Sa réussite dans cette seconde épreuve le transformera en un vrai parti de gouvernement. Au lieu de se faire plaisir en agitant l’épouvantail islamiste, les démocrates turcs devraient se persuader qu’ils ont tout à gagner à ce que l’AKP sorte victorieux de cette nouvelle épreuve en affrontant avec courage et détermination non seulement les réseaux de ce terrorisme, mais aussi ses racines idéologiques.

Ahmet Insel

Enseignant à l’université Paris-I et à l’université Galatasaray (Turquie)

• Un autre monde moins injuste est-il possible ?

UN AUTRE MONDE MOINS INJUSTE EST-IL POSSIBLE ?

Par Alain Caillé

        Un autre monde est-il réellement possible ? Sans doute, mais comment ? Organisé selon quelles lignes de force principales ? Obéissant à quel principe de cohérence central ? C’est sur la réponse à ces questions que, de l’aveu même de ses animateurs, la mouvance altermondialiste, qui a acquis en quelques années une audience et une légitimité que peu d’observateurs prévoyaient, commence à achopper. Trop de réponses partielles, d’importance et de rang bien différents, parfois contradictoires, sont proposées et s’entrechoquent ou voisinent à l’occasion des multiples ateliers, rencontres et séminaires ; au risque qu’au plaisir de se retrouver « tous ensemble », à l’effervescence festive initiale, au sentiment de se trouver à l’aube et à l’origine d’un monde nouveau, ne se substitue peu à peu un sentiment de cacophonie et d’impuissance. C’est d’ailleurs sur ce trait que se sont focalisés les comptes rendus et les analyses du récent forum social de Saint-Denis. La dénonciation, ou la célébration, des « nouvelles radicalités » a fait place au constat de leur hétérogénéité et à la question lancinante : « Mais qu’est-ce qu’ils proposent, au bout du compte, ces altermondialistes ? ».
        Pourtant, personne ne doute vraiment qu’un autre monde ne soit souhaitable, tant celui qui existe est menaçant. Selon sa sensibilité, sa trajectoire intellectuelle, religieuse ou idéologique propre, selon l’air du temps aussi, chacun s’inquiétera plutôt de la persistance de la faim dans le monde, des risques écologiques majeurs, de la raréfaction prochaine des sources énergétiques, du manque d’eau, de la pollution atmosphérique, de la réduction du nombre des espèces, de la recrudescence des maladies épidémiques, de la dévastation de l’Afrique par le SIDA, de l’explosion des inégalités dans le monde, de l’exacerbation des intégrismes, de la flambée des communautarismes, de la multiplication des conflits ethniques, culturels ou religieux plus ou moins génocidaires, du poids croissant de la corruption, des mafias et du crime organisé, etc. Mais la diversité même de ces menaces donne le tournis et contribue au sentiment d’impuissance générale. On ne peut pas être sur tous les fronts à la fois. Par où donc commencer ? À quoi s’attaquer en priorité ? Qui doit et qui peut faire quoi ?
        Pour tenter de se frayer une voie à travers cet entrelacs de questions épineuses, il ne sera pas inutile d’observer tout d’abord que les menaces qui pèsent sur le monde sont de deux types assez différents. Les premières soulèvent la question de la « durabilité » physique et écologique de notre système économique, i.e. du capitalisme boursier mondialisé. Les secondes posent celle de savoir s’il n’engendre pas des inégalités et des injustices intrinsèquement incompatibles avec l’idéal démocratique. Remarquons que le second questionnement a une sorte de priorité logique sur le premier. Il ne peut exister en effet de débat sur la possibilité (ou l’impossibilité) d’un développement durable que dans le cadre d’une démocratie effective. Ne rêvons pas : les bonnes solutions techniques et écologiques ne naîtront pas comme par enchantement de la libre discussion. Cette dernière ne peut pas être la condition suffisante du développement durable. Mais elle en est la condition nécessaire. Il n’y aura donc pas de développement durable – pas plus que d’éventuelle « décroissance conviviale » – sans démocratie durable.
        C’est donc sur la question de la démocratie qu’un mouvement altermondialiste soucieux de peser effectivement sur le cours du monde doit mettre l’accent au premier chef. Mais il existe de multiples manières de se référer à l’idéal démocratique, ouvertes chacune à de nombreuses interprétations. Supposons, par exemple, qu’on identifie la démocratie à l’obtention de droits. La question se pose alors aussitôt : lesquels ? Les droits de l’homme ? les droits sociaux ? les droits des minorités – religieuses, ethniques, sexuelles ? ceux des communautés, ceux des femmes, ceux des individus ? À nouveau, le tournis nous prend.
        Nous voudrions suggérer ici que le combat prioritaire à mener aujourd’hui, celui qui pourrait rallier l’essentiel des suffrages de tous ceux qui se préoccupent du bien commun de l’humanité, passe par le couplage de la lutte contre la logique de la démesure – les puissances de l’illimitation libérées par l’explosion du capitalisme spéculatif – avec la lutte contre l’explosion des inégalités. On pourrait montrer, en effet, comment la quasi-totalité des problèmes qui se posent à nous aujourd’hui – des problèmes environnementaux aux problèmes bioéthiques en passant par les multiples conflits sociaux et politiques – renvoient systématiquement à la question des limites qu’il nous faut définir et imposer aux forces de la démesure, de l’hubris, si nous voulons que notre monde reste humain et vivable. Cette question de l’illimitation et des limites ne doit pas être posée en termes philosophiques trop abstraits. Ce qu’il nous faut comprendre, c’est que la démesure trouve à la fois sa source et son aboutissement dans une explosion sans précédent des inégalités. Tout le monde connaît les chiffres spectaculaires qui attestent de l’inégalité ahurissante qui règne entre les nations. Selon le rapport du PNUD (ONU), par exemple, les 1 % les plus riches du monde ont un revenu égal aux 57 % les plus pauvres. Ou encore : les trois personnes les plus riches du monde possèdent une fortune supérieure au PIB des 58 pays les plus pauvres.
        Mais ces chiffres sont tellement impressionnants qu’à la limite, ils nous laissent incrédules et sans réaction. Plus parlantes sont en fait les analyses qui enregistrent la montée de l’inégalité au sein des pays riches. L’économiste Thomas Piketty montre comment nous avons retrouvé un monde d’inégalités comparable à celui d’avant 1914. Plus près de nous, l’économiste américain Paul Krugman rappelait il y a peu dans le New York Times qu’en 1970, les cent patrons américains les mieux payés gagnaient en moyenne 39 fois plus que leurs salariés de base. Le rapport est passé aujourd’hui à 1 000 pour 1. Autrement dit, le taux de cette inégalité-là a été multiplié par plus de 25 en une trentaine d’années. Voilà qui donne une mesure concrète du basculement du monde opéré en si peu de temps. Or, comme l’écrit à juste titre l’écrivain Norman Mailer, « personne […] n’a jamais professé qu’un authentique système démocratique permettait aux plus riches de gagner mille fois plus que les pauvres ».
        Ces observations mènent directement à la formulation de deux propositions à la fois plausibles et universalisables, susceptibles de devenir conjointement la revendication première non seulement de tous ceux qui se disent altermondialistes, mais de tous les hommes et les femmes de bonne volonté, sincèrement attachés à faire vivre l’idéal démocratique.
Proposition 1 : Tout État doit assurer à chacun de ses ressortissants un niveau de ressources au moins égal à la moitié du salaire de base local (ou de son équivalent).
Proposition 2 : Aucun État ne doit tolérer qu’une personne obtienne des gains annuels régulièrement supérieurs à cent fois le salaire de base.
        Ou encore, et pour faire court : aux tendances à l’illimitation qui menacent la planète, il faut d’abord répondre en instaurant simultanément un revenu minimum et un revenu maximum.
        La mise en œuvre de telles mesures soulève nécessairement une infinité de problèmes techniques plus ou moins délicats. Aussi bien leur portée est-elle d’abord symbolique. Mais il convient d’observer qu’elles ne se heurtent à aucune impossibilité pratique véritable. Cent fois le salaire de base, par exemple, c’est encore près de trois fois le taux d’inégalité propre au capitalisme américain en 1970 qui n’était pas, que l’on sache, de type bolchevique ou socialiste. Le problème principal est en fait celui qui résulte de l’inégalité du monde. Ces mesures doivent-elles être adoptées sur une base nationale ou internationale ? Si l’on remarque qu’il n’y a aucun sens à définir un revenu minimum international qui serait la moyenne entre les revenus minimums congolais et américain par exemple, il en résulte aussitôt que c’est au niveau national (ou régional) qu’il faut raisonner. Avec l’énorme avantage qu’en faisant pression sur les États qui n’assurent pas ce minimum de ressources, l’opinion publique internationale pèserait ipso facto en faveur de leur démocratisation et de la protection des minorités. Mais, d’un autre côté, il est difficile d’interdire à des entrepreneurs africains, par exemple, de gagner plus que cent fois le revenu de base de leur pays, sachant que ce revenu resterait dérisoire au regard de ce que gagnent et gagneraient encore ses homologues des pays riches. Aussi bien – pour ce qui concerne l’instauration d’un revenu maximum – est-ce par les pays les plus riches qu’il faudra commencer. Quant à la création d’un revenu minimum dans les pays pauvres, le mieux sera de la coupler avec l’abolition de la dette qui pèse sur eux.
        Qui poussera à l’adoption de telles mesures ? Ne risquent-elles pas de se révéler utopiques faute de combattants ? Tout dépend de leur pertinence symbolique. Si l’opinion publique mondiale se persuade que c’est bien là qu’est le combat premier à mener, il sera alors assez facile de boycotter les entreprises et de stigmatiser les États dont les dirigeants ne respecteraient pas la nouvelle norme. Les organismes internationaux, les grandes consciences et les petits actionnaires suivront…

Alain Caillé, économiste et sociologue, professeur des universités à Paris X-Nanterre, directeur de La Revue du MAUSS (www.revuedumauss.com), est membre du conseil scientifique d’ATTAC.

Lettre ouverte à Alain de Benoist précisant une fois pour toutes que le MAUSS n'a rien à voir avec la Nouvelle Droite

LETTRE OUVERTE À ALAIN DE BENOIST,
Précisant une fois pour toutes que le MAUSS n’a rien à voir avec la Nouvelle Droite…

Par Alain Caillé

        Monsieur

        La Revue du MAUSS vous a ouvert ses pages en 1991, dans le n° 13 de la Revue trimestrielle, intitulé « Droite ? Gauche ? », dans lequel nous interrogions plusieurs directeurs de revue (Olivier Mongin, Michel Maffesoli, Edgar Morin, Jean-Marie Vincent, Jacques Bidet, etc.) sur la signification qu’ils attribuaient à cette opposition. Il y fallait un peu de courage. Je n’ai jamais douté que l’ouverture que nous vous ménagions ainsi nous vaudrait les suspicions et les anathèmes des bien-pensants ou vigilants de tout poil ; ainsi que quelques ennuis. Mes prévisions ont été amplement confirmées.
        Je ne regrette pourtant pas un seul instant la décision prise alors. Je suis pour ma part allergique à toutes les censures et reste persuadé que le seul moyen d’affronter un adversaire est d’entendre ses raisons et de se donner les moyens de les réfuter. Toute autre attitude relève de la lâcheté morale et intellectuelle. Et voue à l’impuissance. Dès lors que vous étiez prêt à argumenter et à mobiliser à cet effet l’érudition et le brio que personne ne vous conteste, j’aurais été curieux de vous entendre même si vous aviez professé des opinions réactionnaires, anti-démocratiques, voire fascisantes ou racistes. Histoire de savoir à qui et à quoi on a affaire.
        Mais, dans votre cas, les choses se présentaient de façon infiniment plus complexe. Ancien militant des groupes d’extrême droite qui militaient pour l’Algérie française, vous vous réclamiez désormais d’une Nouvelle Droite ayant abjuré des pans entiers de ses doctrines anciennes. Vous aviez été raciste ; mais vous ne l’étiez plus. Mieux, dans votre revue Krisis, d’excellente facture, la quasi-totalité des auteurs que vous publiiez était de gauche ou d’extrême gauche. Et vous-même professiez des opinions difficilement classables à droite, souvent en écho avec des articles publiés dans La Revue du MAUSS : critique de l’idéologie du travail, de l’ « occidentalisation du monde » dénoncée par notre ami Serge Latouche –, plaidoyer pour un revenu de citoyenneté ou pour une démocratie radicale, critique de l’utilitarisme et de l’axiomatique de l’intérêt, etc. Il était donc important pour nous, issus de la gauche et continuant à nous inscrire dans son orbe, de comprendre quel usage il pouvait être fait de nos idées à droite et de rendre claire et intelligible la démarcation entre un anti-utilitarisme de droite (extrême de surcroît) et un anti-utilitarisme de gauche.
        C’était aussi pour vous, si vous le désiriez, une occasion rêvée de tirer un trait sur un passé que vous disiez avoir rejeté et de clarifier la discussion. Ce n’est pas la voie que vous avez choisie. Dans votre article, brillant, vous nous avez expliqué que cette opposition droite/gauche n’avait plus de sens, que vous vous débarrasseriez donc volontiers de l’étiquette de la Nouvelle Droite, mais que vous continuiez à fréquenter – et en fait, ce que vous ne disiez guère, à rester l’animateur principal d’Éléments et de Grèce-Nouvelle École, les organes de la Nouvelle Droite – juste comme ça, histoire de ne pas perdre de vue de vieux copains dont vous ne partagiez plus les idées mais auxquels vous restiez attaché par des liens affectifs. Je constate que ces liens sont bien solides, puisque vos réseaux qui se réclament de la Nouvelle Droite sont toujours en place.
        J’ai cru longtemps qu’il n’y avait dans tout ceci, chez vous, qu’une sorte de jeu, un plaisir à jouer les non-conformistes qui ne tirait pas beaucoup à conséquence. Et il y eut quelque chose d’extravagant à voir en 1993 quarante chercheurs de l’EHESS, de notoriété mondiale, associés à des rédacteurs du journal Le Monde, lancer contre vous et contre les auteurs publiés dans Krisis, une chasse aux sorcières qu’on croyait d’un autre âge. Plutôt que d’essayer de réfléchir aux raisons de la montée électorale du lepénisme – lepénisme par ailleurs dénoncé par vous –, l’appel des vigilants entendait mobiliser les larges masses intellectuelles à la fois contre vous – qui représentez 0 % du corps électoral – et contre Pierre-André Taguieff, coupable d’être passé de la dénonciation de la Nouvelle droite à la discussion critique. Hors de l’anathème et de la chasse en meute, point de salut !
        J’ai pourtant décidé à cette époque de mettre un terme à tout débat avec vous. Non pour crier avec les loups, mais parce que j’ai peu apprécié de découvrir que dans le Who’s who, vous vous faisiez passer pour membre du MAUSS, ainsi associé à quelques groupes folkloriques, dont j’ai oublié le nom mais qui fleuraient désagréablement le culte d’un indo-européanisme d’assez fâcheuse mémoire. Dans le n° 14 de La Revue du MAUSS trimestrielle, répondant à votre article, j’avais insisté sur le fait que ces relents d’aryenisme cadraient mal avec votre apparente conversion aux théorisations historicistes de gauche et qu’en revanche, ils formaient trop bien système avec votre condamnation maintenue de l’idéal de l’égalité et avec une valorisation toute schmittienne de la démocratie radicale, entendue comme fusion des dirigeants et des dirigés. Or, accepter la démocratie de manière effective, c’est accepter le fait que toute société est divisée, à commencer par la division des dirigeants et des dirigés.
        Mais, encore une fois, je n’attribuais pas beaucoup d’importance à ces résurgences de la Révolution conservatrice allemande. Mais pourquoi y rester si attaché ? Pourquoi entretenir ces réseaux ? Pourquoi ces manœuvres permanentes pour afficher une respectabilité intellectuelle ? C’est Joël Roucloux, jeune écrivain belge, qui, en m’envoyant il y a quelques années le manuscrit d’un livre inédit sur la Nouvelle Droite, P.A. Taguieff et l’affaire des vigilants, m’a convaincu que votre attitude serait des plus étranges si elle devait se résumer à un jeu et m’a fait observer, dix ans après vos proclamations sur l’inanité des catégories droite/gauche, que vous n’aviez toujours pas rompu avec la Nouvelle Droite.
        Or, vous avez tout récemment réitéré, à plus grande échelle, votre tentative de faire croire à une proximité ou une connivence entre la Nouvelle Droite et le MAUSS. C’est ainsi que m’apprêtant fin octobre 2003 à aller en Italie pour rencontrer des sympathisants italiens du MAUSS, je lis avec stupeur dans le dernier numéro de votre revue Éléments (que vous avez l’obligeance de me faire servir) qu’un MAUSS italien est quasiment déjà formé et qu’un site Internet sera bientôt ouvert. L’entrefilet indique même les noms des animateurs dont il est sous-entendu qu’ils formeront le futur bureau. Le tout est présenté dans des conditions telles que tout lecteur comprend que ce MAUSS italien est compagnon de route de la Nouvelle Droite.
        Je dois sans doute vous remercier d’avoir ainsi attiré mon attention sur les dangers de certaines sympathies transalpines un peu trop chaudes pour le MAUSS. Je n’ai pas pu déterminer qui manipule qui dans cette histoire, mais il est en tout cas clair qu’il n’y aura pas de MAUSS italien dans ces conditions. Et d’ailleurs, pourquoi un MAUSS italien, alors que le MAUSS est déjà international ?
        Dois-je également vous remercier de continuer à attirer mon attention sur vos pratiques étranges ? Des jeunes amis du MAUSS m’ont signalé récemment que le site des « Amis d’Alain de Benoist » renvoie à une dizaine de sites considérés comme amis, dont le site de La Revue du MAUSS. Là encore, je trouve cet amour bien intempestif. Et je trouve, enfin, intriguant le fait que sur le site de la revue GRECE-Nouvelle École, vous indiquiez que « Serge Latouche et ses amis du MAUSS » poursuivent leur important travail de recherche, comme si ce travail était lié à celui du GRECE. Et moi qui croyais être le directeur de La Revue du MAUSS ! Dois-je comprendre que vous m’avertissez ainsi qu’un coup d’État est en préparation au sein du MAUSS qui viserait à mettre en place un nouveau pape anti-utilitariste ?
        Encore heureux que je ne sois pas paranoïaque. Vous en viendriez presque à me faire soupçonner mon ami Serge de visées peu avouables. Je ne le soupçonne évidemment d’aucune menée de la sorte. Vos menées à vous, en revanche, deviennent importunes. Je vous serais donc reconnaissant de bien vouloir porter ce courrier à la connaissance des lecteurs d’Éléments et de Grèce-Nouvelle École. Je vous ai donné la parole autrefois. Il est temps maintenant, je crois, de me la rendre pour établir une fois pour toutes et publiquement qu’il n’existe aucun rapport entre le MAUSS et la Nouvelle Droite.

Alain Caillé, directeur de
La Revue du MAUSS