La Revue du M.A.U.S.S.
(Mouvement anti-utilitariste dans les sciences sociales)
  Actualité du M.A.U.S.S. : les titres
  • « La méthode syllabique est-elle réactionnaire ? »
  • Les États-Unis et la justification de la torture
  • A propos de « La France injuste. Pourquoi le modèle social français ne fonctionne plus », de Timothy B. Smith
  • Réunions-débats de la Revue du MAUSS
  • Pour un oui, pour un non...
  • Plaidoyer pour une république européenne
  • La Turquie à l'épreuve du « terrorisme islamiste » ?
  •  
  • Un autre monde moins injuste est-il possible ?
  • Lettre ouverte à Alain de Benoist précisant une fois pour toutes que le MAUSS n'a rien à voir avec la Nouvelle Droite
  •  • « La France injuste. Pourquoi le modèle social français ne fonctionne plus »
    Article publié dans la revue Autrement, janvier 2006, 380 p., 22 euros

    « La France injuste

    Pourquoi le modèle social français ne fonctionne plus »
    Par Timothy B. Smith

            Plus qu’un très bon livre, l’ouvrage de T.B. Smith pourrait se révéler d’une grande importance pour la France parce qu’il lui donne l’occasion de se regarder non plus seulement de l’intérieur, à partir de ses conflits rituels et de ses débats institués, mais aussi du dehors, en profitant du diagnostic d’un observateur canadien, à la fois remarquablement informé – tant de l’histoire et du présent du « modèle social français » que des autres modèles occidentaux –, sympathisant et critique de notre société. Bref, objectif, autant qu’il est permis de l’être en de telles matières. Voilà qui nous offre une chance de sortir pour de bon de l’éternel jeu de ping-pong entre ceux qui ne diagnostiquent la chute de la France, même si c’est avec de bonnes raisons, que pour y chercher un remède miracle du côté des dérégulations ultra-libérales auxquelles les Français rechignent énergiquement, et ceux qui ne dénoncent les méfaits de l’ultra-libéralisme anglo-saxon, avec les meilleurs arguments du monde, que pour en conclure qu’il est urgent de ne rien faire. Or, nous ne pouvons plus guère attendre, comme l’établit encore, par exemple, le tout récent rapport Pébereau, dont le diagnostic, sinon les thérapeutiques, n‘est contesté par personne. Non seulement parce que le modèle français – à supposer qu’il existe et qu’il ait quelque cohérence universalisable, propre à être érigée en modèle pour les autres – n’est plus viable tel quel financièrement, mais plus grave encore, comme l’atteste T.B. Smith, dont c’est la thèse centrale, parce qu’il est injuste. Injuste au nom d’une prétention de plus en plus intenable à incarner une exigence de justice. Ou, plutôt, s’il représente un « succès fantastique pour ceux qui sont nés entre 1920 et 1950, un succès mitigé pour ceux qui sont nés entre 1950 et 1960, pour nombre de ceux qui sont nés après 1960 », il ne représente plus « qu’une longue attente dans une queue à l’ANPE, des impôts, un système d’assurance sociale trop lourd et une qualité de vie inférieure à celle de leurs parents » (p. 325). Plus généralement, s’il garantit le mode de vie peut-être le plus agréable au monde pour les quadragénaires mariés, munis d’un bon diplôme et d’un bon salaire, c’est au prix d’injustices de plus en plus criantes envers les jeunes, les femmes (surtout si elles sont jeunes et non mariées), les salariés à durée déterminée et les habitants des quartiers de relégation. Il y a dans le modèle social français qui affiche si fort ses prétentions à l‘égalité et à la justice une dynamique profondément inégalitaire qui aboutit à ce résultat paradoxal que le système de redistribution redistribue davantage aux plus riches qu’à ceux qui le sont moins (« la majorité des dépenses sociales françaises est destinée à la moitié supérieure de l’échelle des revenus », p. 10), plus aux classes moyennes qu’aux classes inférieures, et plus aux classes inférieures salariées qu’à celles qui n’ont pas d’emploi. Pas étonnant, avec une fiscalité qui est dégressive et non progressive, i.e. qui ponctionne davantage sur les faibles revenus que sur les gros. À quoi s’ajoute un énorme biais en faveur des retraités qui ont déjà été les vrais bénéficiaires du modèle français à l’époque où il était viable et opérant. Désormais ils gagnent autant que les actifs qui paient leur retraite, et « les plus de 58 ans consomment au moins 70 % des dépenses sociales » (p. 230).
         Rien n’est à proprement parler neuf ou inédit dans les données rassemblées par T. Smith, qui n’affiche d’ailleurs aucune prétention à l’originalité. Ce qui change tout, on l’a suggéré, c’est le regard porté sur les faits. Qui opère un déplacement triplement bien venu : 1°) Il échappe à l’idéologie et à la langue de bois en refusant de s’inscrire aussi bien dans le camp du libéralisme anglo-saxon que dans celui de la défense à tout prix du modèle rhénan ou français. 2°) Du coup, il met en lumière à quel point le cantonnement du débat français dans cette affrontement rituel nous permet de nous persuader qu’il n’y a rien à faire, de nous complaire dans le fatalisme, puisque nous ne voulons à aucun prix nous diriger vers le néolibéralisme thatchero-blairiste ou pire encore bushiste. Or ce n‘est nullement de cela qu’il s’agit, comme le montre éloquemment l’auteur mais, 10 ou 20 ans plus tard, d’effectuer les réformes indispensables qu’ont su accomplir la Suède, les Pays-Bas ou le Danemark pour aller en direction d’une égalité et d’une solidarité effectives au lieu de nous draper dans un discours égalitariste en droit pour mieux consolider inégalités et privilèges en fait. 3°) Enfin, et c’est sans doute là son mérite principal, tout en traitant une masse considérable de données économiques, ce livre s’affranchit résolument du débat entre économistes pour monter que le « modèle français », plus qu’un modèle social ou économique, est en amont un modèle politique, le résultat d’un choix que nous avons fait et que nous pouvons donc défaire. Or, ce choix est en définitive celui du corporatisme au détriment de l’universalisme, du clientélisme et de l’accumulation des petits privilèges auxquels tout le monde tient sauf ceux qui n’en ont aucun mais qui n’ont pas voix au chapitre (sauf à brûler de temps en temps les voitures de leurs voisins). De plus en plus il est celui de la sclérose.
         On pourra toujours, bien sûr, contester telle ou telle analyse particulière. Mais c’est par rapport aux propos d’ensemble qu’il faut se situer. Globalement juste. Mais à prolonger sur un point décisif : qu’est ce qui explique la totale incapacité des politiques et des intellectuels français à assumer publiquement le diagnostic qu’il peut leur arriver d’émettre en privé et d’en tirer les conséquences ? Sans doute le fait que le système français s’immunise de plus en plus contre toute réforme possible, 60 à 70 % de la population, comme le précise l’auteur, ayant quelque chose, un avantage réel ou imaginaire, grand ou petit à préserver. Dans une telle situation, de plus en plus bloquée, seul un discours politique de grande ampleur, pourrait nous aider, qui serait capable de nommer à la fois l’état du monde, à l’extérieur, et d’affronter sans complaisance les maux de la société française pour proposer aux Français non seulement des larmes et des sueurs (il en faudra) l’enthousiasme nécessaire pour leur permettre de renouer avec l’exigence de justice, si forte chez eux… qu’elle s’en est laissée pervertir. Quant à l’état du monde, T. Smith a bien sûr raison de soutenir qu’il faut s’y adapter, mais il fait trop silence sur le fait que la mondialisation s’accompagne d’une explosion ahurissante des inégalités qui est indéfendable ; Si la France est injuste, alors que dire de l’inégalité du monde ? Sa critique du discours altermondialiste est ici trop unilatérale et à charge. On ne motivera les Français à renoncer à certains avantages acquis qu’en inscrivant leur renoncement dans le cadre d’une lutte plus générale contre l’inégalité. Pour quoi renoncer aux petites ou microscopiques inégalités dont on profite si c’est pour conforter les inégalités les plus hénaurmes ? Symétriquement, la critique des dérives du modèle français devrait être en fait encore approfondie et accentuée. Dans le sillage de Montesquieu et Tocqueville, dûment actualisés, on pourrait montrer comment la France s’est depuis longtemps caractérisée par l’alliage improbable entre un principe monarchique, fondé sur une hiérarchie des privilèges et des honneurs, et une revendication égalitariste symétrique. Alliage qui marche à peu près quand le sens de l’honneur se combine à la passion de l’égalité pour tous, mais qui se pervertit lorsque celle-ci devient passion de l’égalité pour soi et non plus pour les autres. Or dans le jeu de balancier entre les deux principes, nous touchons désormais à une extrémité délétère qui ne laisse plus apparaître qu’un système de plus en plus monarchique, élitiste et ségrégé en strates hermétiques, dans lequel ne se tirent plus ou moins d’affaire que ceux qui ont les moyens de s’organiser en réseaux clientélaires en laissant privés de ressources ceux qui n’y sont pas inscrits. Ajoutons que cette monarchie républicaine, qui ressemble de plus en plus à une société de castes, avec au sommet ses hauts patrons et anciens des grandes écoles, une petite poignée de puissants, et, en bas, ses nouveaux intouchables, se double depuis longtemps d’une gérontocratie. Merci à T.B. Smith de nous tendre le miroir, et espérons qu’il ne soit pas trop tard.
         Car quelle voie nous est-elle ouverte ? On le sent bien, pour sortir de l’impasse nous aurions besoin d’un discours politique (et d’un homme politique d’envergure capable de le porter et de le formuler) qui, avant même d’envisager quelque réforme technique en quelque domaine que ce soit, apporterait aux Français questions et réponses sur au moins quatre points généraux étroitement liées : 1°) la place de la France dans l’Europe et dans le monde (or, l’Europe est devenu le trou noir du débat politique français) ; 2°) la nécessité de faire éclore en France une société civile pluraliste suffisamment consistante et autonome par rapport aux logiques clientélaires de l’État ou des partis ; 3°) la place à faire aux populations issues de l’immigration (le débat explose, en même temps que les voitures dans les banlieues. La question commence à être posée, les réponses restent inaudibles) ; 4°) le degré auquel l’explosion des inégalités peut être tolérée (car on ne fera pas admettre une réduction possible des prestations aux plus pauvres ou aux plus vieux en laissant entendre qu’on ne touchera pas aux plus riches. Or, sur ce point, le PS est encore plus frileux que le MEDEF).
         Pour l’instant, on ne voit pas poindre de discours de cette ampleur.

         Alain Caillé