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    Libération, vendredi 5 décembre 2003

    LA TURQUIE A L’ÉPREUVE DU DANGER DU « TERRORISME ISLAMISTE » ?

    Par Ahmet Insel

            Le bilan des attentats qui ont ensanglanté Istanbul durant une semaine s’élève désormais à 57 morts et 712 blessés. Les tests d’ADN ont permis d’identifier les quatre kamikazes. Tous sont des ressortissants de la Turquie. Tous ont fréquenté, dans les années 90, des organisations radicales islamistes. La plupart ont séjourné en Afghanistan, combattu en Tchétchénie ou en Bosnie. Une dizaine de suspects arrêtés depuis les attentats dont quelques-uns en Syrie présentent aussi des profils similaires. Toutes les pistes semblent conduire à l’heure actuelle à un réseau terroriste qui gravite autour du label d’Al Qaida.
            Si les attentats – qui visaient deux synagogues, le consulat et une banque britanniques – sont commandités par une nébuleuse terroriste transnationale, ils ont été manifestement conçus, planifiés, préparés en Turquie, et exécutés par des Turcs. C’est la première fois que des ressortissants turcs signent en Turquie des actions kamikazes d’une telle violence au nom d’une cause « internationale ». Il ne s’agit pas d’un hasard. La Turquie se démarque des autres pays musulmans à de nombreux égards : une laïcité parfois même excessive et autoritaire, mais aussi le pays le plus démocratique parmi les pays à majorité musulmane ; une réelle volonté d’entrée dans l’Europe, exprimée notamment par le gouvernement conservateur-musulman au pouvoir ; une alliance stratégique avec les États-Unis et Israël via l’OTAN ; et, avec environ 30 000 membres, la plus grande communauté juive vivant dans un pays à majorité musulmane… Bref, la Turquie est le mauvais exemple par excellence pour ceux qui prônent une coupure radicale entre l’Orient et l’Occident, entre la terre d’Islam et le reste et qui appellent à la lutte sacrée contre les maîtres maléfiques de la globalisation et leurs alliés. Si on suit ce raisonnement, dont tous les éléments pris séparément sont fondés, on ne peut que conclure que la Turquie est une nouvelle fois victime d’un complot international.
            C’est cette version des faits qui aujourd’hui domine dans l’opinion publique et les milieux gouvernementaux turcs. Elle n’est pas fausse. Mais elle est partielle. En ne retenant que la version du complot international, elle manque de comprendre les turbulences traversées par la société turque durant les deux décennies écoulées, dont les ondes de choc, bien que atténuées, continuent à exercer leurs effets aujourd’hui. La plupart des kamikazes, ceux qui les ont aidés, ainsi que ceux qui ont donné les ordres sont issus de la mouvance du Hezbollah turc qui recrutait ses militants principalement parmi les habitants des provinces à majorité kurde de Turquie. Le Hezbollah turc a été un temps manipulé par les services turcs de sécurité dans leur lutte contre le PKK. Il a dans son bilan des centaines de liquidation de Kurdes proches du PKK mais aussi des islamistes victimes des règlements de compte internes. Depuis l’arrestation du chef du PKK en 1999, le Hezbollah a été en grande partie laminé par les forces de sécurité. Des centaines d’électrons libres, perdus dans la nature, ont été récupérés par la nébuleuse du terrorisme islamiste. Selon les aveux de certains suspects, un réseau dormant aurait reçu en juin dernier l’ordre de préparer ces attentats.
            Tant les attentats que l’identité de leurs auteurs ont créé en Turquie, notamment dans les milieux proches du gouvernement d’AKP, l’effet d’un véritable séisme. Dans un premier temps, les mots crédibles leur manquèrent pour dénoncer le « terrorisme islamiste ». Bien que les membres du gouvernement, le Premier ministre en tête, aient dénoncé vigoureusement ces « actes barbares », ils n’en soulignèrent pas moins l’incompatibilité intrinsèque de l’islam, « religion de la paix », avec de tels agissements. L’utilisation de l’islam pour servir de qualificatif de tels actes inhumains leur était manifestement insupportable. D’où la série de dénis de réalité partiels qui ont fleuri dans les médias turcs. Dans un premier temps, on a affirmé que la Turquie n’était pas visée mais les États-Unis, l’Angleterre et Israël. Après, ce fut le tour des multiples théories du complot – celui de la CIA et du MOSSAD, qui a les faveurs des milieux musulmans, ou celui des services secrets allemands, version préférée des nationalistes anti-européens. Enfin, ce cycle de déni se termina par l’affirmation que c’était l’islam qui était principalement visé. La boucle était ainsi bouclée. Dans un communautarisme nationalitaire paranoïaque, les Turcs et les musulmans étaient lavés de tout soupçon.
            Cette hésitation des milieux musulmans à trouver les mots justes pour désigner les coupables a été épinglée rapidement par les laïcistes les plus sectaires qui trouvèrent une nouvelle occasion de dénonciation de la face cachée de « l’islamisme au pouvoir », une aubaine pour décrédibiliser l’AKP à quelques jours d’échéances politiques décisives, notamment les élections en Chypre du Nord mi-décembre. Certains trouvant dans ces attentats l’espoir d’une reprise de la déstabilisation qui éloignera définitivement la Turquie de sa trajectoire d’adhésion à l’UE.
            Aujourd’hui, devant cette face terroriste de l’islamisme radical, international certes mais avec de larges ramifications locales, l’AKP est soumis à rude épreuve. Le parcours relativement sans faute que les dirigeants de ce parti ont réussi à accomplir depuis un an peut voler en éclats si la Turquie glisse dans un cycle de violence aveugle. Mais cette épreuve peut aussi constituer une seconde chance pour l’AKP. Ayant plutôt réussi dans son programme de stabilisation économique et de normalisation démocratique du pays, le gouvernement d’AKP, s’il réussit à éradiquer rapidement les foyers du radicalisme islamiste en Turquie, gagnera définitivement ses lettres de noblesse démocratique auprès d’un très large électorat. Il pourra alors rendre réellement inopérant l’épouvantail de la mise en péril de la laïcité et de la démocratie agité par les kémalistes autoritaires afin de sauvegarder leurs prérogatives exceptionnelles et leur magistère autoritaire.
            La mouvance islamiste en Turquie a fait son premier aggiornamento à la fin des années 90. Elle a réalisé sa mutation en un parti conservateur-démocrate aux couleurs de l’islam et du néolibéralisme, en partie sous la pression des militaires. Cela lui a ouvert le chemin d’une grande victoire électorale. Sa réussite dans cette seconde épreuve le transformera en un vrai parti de gouvernement. Au lieu de se faire plaisir en agitant l’épouvantail islamiste, les démocrates turcs devraient se persuader qu’ils ont tout à gagner à ce que l’AKP sorte victorieux de cette nouvelle épreuve en affrontant avec courage et détermination non seulement les réseaux de ce terrorisme, mais aussi ses racines idéologiques.

    Ahmet Insel

    Enseignant à l’université Paris-I et à l’université Galatasaray (Turquie)